FAUT PAS EN FAIRE UN FROMAGE!

Publié le par Alain

La nuit du Vicomte.


                Le grand Robert* avait toujours travaillé à la Flèche Cavaillonnaise. Il approchait doucement de l'âge de la retraite. Le temps avait un peu courbé sa grande carcasse mais il gardait parler calme et geste mesuré. Rien ne semblait devoir étonner ce méridional bon teint au flegme britannique! Sauf que...

               Nuit d'été. Deux heures! Livraison de produits frais à des Monoprix de la Côte d'Azur. Dans le massif des Maures, en direction de Saint-Tropez, toutes vitres ouvertes, Robert, détendu, profite des senteurs méridionales et du chant des cigales.

               Une silhouette surgit soudain du bas côté, agitant les bras. Le Grand n'a que le temps de freiner. Stupéfait il pense: « Nom de... j'ai failli écraser Mandrake! ». Car, coiffé d'un huit-reflets, en frac, gilet court, chemise blanche à plastron et noeud papillon, l'homme qui s'avance est le sosie du célèbre magicien!

               « Veuillez m'excuser, très cher, de vous stopper ainsi à l'impromptu, mais j'ai un léger ennui! J'ai perdu ma Rolls et mon chauffeur!... ». Pour expliquer sa présence sur la route la nuit, il n'y a pas de motif plus banal! Robert hausse un sourcil interrogatif!: « Un arrêt pour un besoin naturel! Je me suis égaré dans la pinède... » Le danger des mictions de nuit en territoires inconnus!

                « Pourriez-vous, si c'est votre route, me véhiculer jusqu'à Nice? ». « Faisable, montez! Je dois d'abord livrer un client à Saint-Tropez. »... « Merci très cher! A qui dois-je d'être dépanné? » « Je m'appelle Robert! » « Moi c'est Tiphaine-Eloi! Ridicule n'est-ce pas? Mes amis disent Vicomte! ».

                A Saint-Tropez bien des choses ordinaires sont différentes de ce qu'elles sont ailleurs en France! Le Monoprix par exemple. A l'entrée du village, presque en face d'une gendarmerie devenue célèbre. On y accède par un escalier d'une trentaine de marches car il est situé en étage.

                « Vicomte, je vais livrer mes salades! Ce ne sera pas long. » « Ami Robert, je viens vous aider... ». Sortant de ses bureaux à trois heures du matin le brigadier Cruchot aurait pu voir un élégant dandy porter à plein bras des cagettes de légumes...

                  Pour aller de ''Saint-Trop'' à Nice la route serpente à travers le splendide massif de l'Esterel. En camion le trajet dure environ trois heures! Qui passèrent vite, le Vicomte se montrant agréable compagnon disert et plein d'humour!

                  A un peu plus de six heures, un jour lumineux est déjà bien levé quand le bahut attaque les pentes du boulevard de Cimiez pour la dernière livraison. Le Monoprix niçois se situe en haut de la colline un peu au dessus de l'hôpital.

                 Sur le parking du magasin, pour se mettre en position de déchargement, le Grand doit manoeuvrer entre les voitures négligemment garées. Comme à Saint-Tropez le Vicomte va prêter main-forte à Robert. Toutefois, son côté facétieux le pousse à se coiffer de son splendide huit-reflets. Ce qui ne manque pas d'attirer sur lui les regards des quelques employés qui travaillent là!

                 Il ne reste que peu de marchandises à livrer, en quelques minutes le camion est vide à l'exception d'une grosse meule de gruyère. Pas simple de descendre cette roue de soixante-dix kilos de la haute caisse. Personne aux alentours, seul un chariot haut sur roues qui se trouve là parait susceptible d'aider au déchargement.

                « Je vais placer ce machin contre le bahut! Je ferai rouler la meule et vous, Vicomte, d'en bas vous n'aurez qu'à la tenir en équilibre. Je ferai vite pour venir vous aider!... »

                 Le chariot positionné, Robert met la meule sur champ, la dirige vers l'arrière, la fait choir sur le chariot! Le Vicomte l'aurait tenu en position si un hasard malicieux ne s'était mêlé de l'affaire. Le revêtement du parking n'est pas neuf. Il présente des fissures, des trous. Le talon aristocratique s'insinue dans l'un d'eux, le Vicomte vacille...

                 A partir de là tout va se passer très vite. Lâchée, la meule tombe à terre, hésite une seconde, puis se met à rouler en suivant la pente naturelle du parking, passe la sortie, sursaute en quittant le trottoir et commence à dévaler allégrement le boulevard de Cimiez...

                Les rares passants, ahuris, voient passer une roue de fromage coursée par un gandin en grand habit de soirée (avec chapeau!), lui-même talonné par un homme en salopette bleue...

                 La meule prend de la vitesse, distance ses poursuivants! C'est alors qu'une D.S noire, tous chromes brillants, débouche d'une rue adjacente pour traverser le boulevard! Enorme bruit de ferraille martyrisée. Le fromage percute la rutilante voiture au niveau de la portière avant!

                 Quelques instants après, tandis que le Vicomte remonte péniblement la meule vers le Monoprix, Robert négocie un constat à l'amiable avec un conducteur choqué qui ne sait que répéter: « Mais comment je vais expliquer ça à mon assureur ''J'ai été embouti par une meule de gruyère qui n'a pas respectée la priorité à droite...'' ».

                 Une fois la meule enfin remise aux mains des employés du Monoprix, le Grand Robert et le Vicomte, essoufflés, en sueur, reviennent vers le camion. Le Vicomte a soudain un grand sourire: « Ami Robert, à voir notre état il est temps, à nos âges, de cesser de jouer au cerceau! »...


*Voir ''Nuit agitée''

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
J'avoue que j'ai explosé de rire en m'imaginant ce rouler de fromage percutant une DS!!! J'en ris encore!<br /> Biz du Pays d'Auge<br /> Caro
Répondre
D
Je signe ma visite et te souhaite un excellent weekend!<br /> Deborah
Répondre
J
Tu as vraiment l'art de raconter des histoires et celle-ci m'a bien fait rire! Sylvie t'as répondu ceci sur mon blog au sujet de ta question sur le spectacle de Nilda : "Bonjour<br /> <br /> Ce spectacle devrait également se jouer à Blois et Paris mais pour le moment je n'ai pas plus d'infos. "<br /> Sois certain que dès qu'elle en saura plus, elle me le fera savoir. Amicalement
Répondre
T
C'est très bien écrit cette histoire !!
Répondre
R
beaujour alain<br /> je ne sais si cette histoire est vraie, toujours est-il que le conte est plaisant et c'écriture rend plausible cette amusante rencontre entr'un magicien un camioneur et une roue de gruyère...<br /> un bon moment de lecture<br /> cela faisait bien longtemps que je n'étais pas passé par là, et c'est un régal d'y revenir.<br /> <br /> douce journée à toi.
Répondre