POISSE OU... POISSONS!
Le fait du jour!
Il est rare dans, la vie d'un routier, que des événements bizarres, improbables ou étranges se produisissent en cour de journée! Pendant ce qui s'appelle les heures ouvrables, le chauffeur est en contact direct avec le monde du travail! Douaniers, ouvriers, patrons n'ont rien d'insolites... Mais il arrive parfois...
Désiré Unterbach, grande silhouette dégingandé, des cheveux blond-roux qui commencent à s'éclaircir, un front haut, des yeux bleus malicieux, un long nez pointu, une grande bouche faite pour un rire tonitruant. C'est un gai compagnon, serviable et bon chauffeur. Il n'a qu'un défaut: il est superstitieux...
Pas de journée qui ne commença par la lecture attentive de son horoscope. Pattes de lapin, fers à cheval ornent sa cabine. Plusieurs trèfles à quatre feuilles se côtoient dans son porte-monnaie! Il collectionne les porte-bonheur, les amulettes et autres gris-gris!
Qu'un chat noir croise sa route, le voilà fébrile pour la journée. Aucune force au monde ne le fera passer sous une échelle. Si quelqu'un renverse une salière devant lui, il jette illico trois pincées de sel par dessus son épaule gauche. Le treize du mois (Vendredi ou pas!) c'est un homme inquiet qui œuvre sans entrain!...
Il travaille depuis presque trois ans sur un parcours régulier entre Roubaix et Amsterdam. Produits textiles au départ, cartons de haddocks ou bocaux de rollmops au retour...
...« Non! non, je ne peux pas remettre le contrôle de ta semi à demain... ». Le brigadier-chef de la douane de Halluin, partagé entre amusement et exaspération, répond à la demande de Désiré! « Pourquoi d'abord, je ne devrais pas visiter ta cargaison?... » « A cause du signe indien chef! Je sais! Il va arriver un malheur, c'est sur! ». « Nom d'un chien! Si je ne te connaissais pas depuis trois ans que tu passes ici... Mais comment diable peux-tu être aussi crédule? »...
Crédule! Le mot plonge Désiré dans un monde de souvenirs. Il revoit ses dix-huit ans. Un matin d'avril ensoleillé, Chalon-sur-Saône! Flânerie sur le rempart Saint-Laurent, le long d'un petit bras bordé d'arbres et de fourrés.
Le lieux est reposant, tranquille, le fil de l'eau paisible. Soudain il s'immobilise! Là, à quelques mètres de la rive, une main sort des flots, dérive lentement! « Quelqu'un se noie... Prévenez les pompiers! ». Ayant ainsi averti les passants, Désiré, plein de zèle, s'élance, plonge et d'une nage vigoureuse se rapproche du noyé, attrape le corps, avale un grosse gorgée d'eau, s'étouffe...
Ce sont les pompiers qui le ramenèrent sur le bord, étourdi, toussant, crachant... Il reprend ses esprits, un pompier s'approche: « Jeune homme, je dois saluer votre geste audacieux! Les Galeries L... vous doivent beaucoup! » D'un geste large il désigne au ''sauveteur'', soudain déprimé, un mannequin de vitrine tout mouillé, gisant à deux pas...
« Prévu! » murmure Désiré, « Mon horoscope le disait: ''Ne vous lancez pas dans des risques mal évalués! Vous pourriez prêter à rire!.'' »... Certaines choses sont difficiles à expliquer à un douanier fut-il brigadier!...
… Le camion placé un peu à l'écart, les gabelous s'activent. Les portes de la semi s'ouvrent, laissant voir des cartons de bocaux de rollmops entassés par deux sur des palettes. Une rangée à droite, une rangée à gauche... Un petit fenwick conduit par un jeune douanier s'approche: « Je commence où, chef? » « Par la palette de droite, que je puisse monter dans la semi! ». Le brigadier et son adjoint, tout en bavardant, s'écartent d'un pas!
Les pelles s'insinuent sous la palette, soulèvent... cinq, six centimètres, le clarck recule doucement! N'importe quel professionnel aurait remarqué le carton supérieur un peu affaissé sur la gauche, son vis-à-vis seul lui évitant la chute! N'importe quel professionnel aurait rapidement rétabli la situation!
On ne s'improvise pas cariste. Ignorant le haut du fret, le jeune gabelou se contente de surveiller la palette, attentif à ne pas heurter le montant de la porte! La charge recule... cinquante centimètres... un mètre...se dégage de la semi! Le colis supérieur n'est plus soutenu, l'inertie le retient une demi-seconde...
Il s'abat. Bruit de carton qui se déchire, de bocaux qui s'entrechoquent et éclatent. Brigadier et douaniers sont, en un instant, couverts de morceaux de verre, de rollmops et du liquide odorant et légèrement visqueux dans lequel baignaient les poissons!...
...« Je vous l'avait dit chef! ». « Ah! Ca va comme ça Désiré! N'en rajoutes pas... » Dans les locaux de la douane, devant un minuscule lavabo, le brigadier tente, à l'aide de chiffons humides, de se rendre présentable... L'odeur, rollmops et oignons, portée par le liquide est tenace... et peu agréable!
« Chef vous devriez lire votre horoscope tous les jours! Vous connaissez votre signe? » « Non Désiré, je ne connais pas mon signe! Et je m'en fiche. » « Vous avez tord brigadier... C'est important vous savez! Vous êtes né quand? » « Le vingt-quatre février! Et alors? » « Eh chef! Je connais votre signe! » « Ah oui! Et c'est quoi? » Désiré a un instant d'hésitation puis, soudain timide, déclare: « Poissons, brigadier, poissons... ».