NOEL 1955!
La nuit de Monsieur Thibault!
Noël! Pour la troisième année consécutive, je vais passer mes vacances à l'hospice de l'hôpital d'Alençon! Je ne veux pas aller dans une famille. L'Assistance Publique, éternellement à court de crédits, n'a pas trouvée un autre hébergement!
Premier étage de l'hôpital. Une grande salle, deux rangées de quinze lits séparés par une allée ou s'alignent trois longues tables et des bancs! Là, résident à l'année sept où huit petits vieux abandonnés de tous, sous l'égide de ''cornettes'' acariâtres! Il y règne une odeur de javel, d'antiseptique, de mauvais café, des relents de repas et de tabac gris refroidi...
Potache en liberté, je flâne dans la cité de la dentelle... La Cathédrale, la rue ''Aux Sieurs''... « Alain! Te voilà de retour... toujours à l'hospice? ». C'est l'abbé Esnaut qui m'interpelle ainsi. Il se dirige vers la ''Halle aux grains''. J'aime bien l'abbé. Aumônier des scouts, il fait le maximum pour apporter un peu de distractions aux jeunes d'Alençon. Je le suis en bavardant. Il m'annonce: « Je vais ouvrir un foyer pour les jeunes travailleurs. A Pâques, tu pourras y venir! ». Au fil de la conversation, j'oublie que le repas du soir à l'hospice est servi à dix-sept heures trente!
Je râle dur contre les sœurs qui pour aller à leurs patenôtres ont ''oubliées'' de laisser mon repas. « P'tiot! Hep p'tiot!... » Monsieur Thibault, le plus vieux retraité de l'asile, m'appelle: « Tiens! J'ai pu te mettre ça de coté... ». Il me tend une serviette de papier qui enveloppe un morceau de pain et un bout de fromage! Je ne me coucherai pas le ventre vide.
Il a soixante et onze ans Monsieur Thibault. Pas très grand, plutôt fluet, toujours souriant, le visage orné d'une imposante moustache blanche jaunie, du coté droit, par la nicotine de son éternelle cigarette. Le regard bleu, malicieux sous d'épais sourcils, se pose bienveillant, sur le monde qui l'entoure!... Mais, dimanche où semaine, il est le seul à n'avoir jamais de visites...
Les froides soirées alençonnaises sont chiches de distractions pour un garçon de seize ans désargenté! Je passe le temps en d'interminables parties de dominos où de 421 avec Monsieur Thibault.
« Veux-tu venir avec nous? ». Ce vingt-trois Décembre, l'abbé m'invite à l'accompagner pour aider à la décoration de la salle paroissiale de Saint Paterne. Pour je ne sais quelle raison les scouts offrent le repas de réveillon aux habitants de ce petit bourg en lisière d'Alençon.
Dans le brouhaha des conversations, des rires, avec la musique distillée par l'électrophone, guirlandes en main j'apprécie la bonne humeur ambiante! Le soir l'abbé me raccompagne: « Reviens demain! Tu passeras le réveillon avec nous! ». Je vais accepter de bon cœur puis: « Peux pas M'sieur l'abbé! », « Pourquoi? Tu ne veux pas aller à la messe de minuit? », « Non! Mais... Mais Monsieur Thibault resterait seul à l'hospice! Peux pas faire ça! ». Un silence: « Bon! Il est invité aussi! Je viendrais vous chercher ». Un type bien l'abbé Esnaut!...
Il y a foule dans la salle. Congratulations, sourires joyeux, amicaux, des anciens qui parlent en patois... Sur les tables, en attendant le repas de réveillon, des amuses-gueule divers! Monsieur Thibault a l'air un peu perdu au milieu de tous ces gens: « C'est sympathique, je n'ai plus l'habitude de voir tant de monde autour de moi! ». Souriant, il s'écarte un peu, s'appuie sur un vieil harmonium repoussé dans un coin.
Minuit! Messe! Repas! Le tourne-disque débite les airs conventionnels: ''Mon beau sapin'', ''Vive le vent'', ''Douce nuit''... L'inévitable ''Petit Papa Noël'' qui s'interrompt brusquement tandis qu'une fumée, accompagnée d'une odeur de plastique brulé, s'élève de la platine immobile!
Les convives se taisent peu à peu! Cette absence de musique va-t-elle clore ce réveillon à peine commencé? « Mon Père, l'harmonium est-il en état de marche? » Mon vieil ami s'adresse à l'abbé, « Oui! Pourquoi? » « J'ai été musicien d'orchestre, dans ma jeunesse je tenais l'orgue... » Il n'a pas le temps de finir, l'abbé l'entraine vers l'instrument! « Venez! Venez... »
Quelques bras déplacent le meuble. Sous les regards curieux Monsieur Thibault prend place sur le tabouret. Le vieil artiste tire où repousse les boutons d'harmonie. Les doigts se mettent à courir sur les touches, hésitants d'abord puis de plus en plus assurés. ''Petit Papa Noël'' résonne de nouveau!
La soirée reprend, Monsieur Thibault enchaîne tangos, valses et autres danses pour le plaisir des convives. La nuit s'avance et la salle commence à se vider. Alors de l'harmonium s'élève, puissant, le choral de Bach le plus connu: ''Jésus, que ma joie demeure!''. Les lumières s'éteignent, les scouts viennent nous saluer.
L'abbé nous reconduit à l'hospice, sa présence ne sera pas inutile pour convaincre la sœur de garde de nous laisser rentrer! « Monsieur Thibault! Vous avez sauvé notre réveillon... ». « Non, mon père, c'est moi votre obligé... Ce soir j'ai retrouvé mes vingt ans... et
ils ne me quitteront plus... »